Bonjour à tout.es et à tous,

Il y a quelques semaines devait se tenir notre Café des Sciences ayant pour thème : l’impact du changement climatique sur l’agriculture.

Évidemment, compte tenu des circonstances, celui-ci a du être annulé.

À la place, nous avons réalisé un entretien écrit des intervenants, avec des questions posées par notre équipe de salariés et de bénévoles.

Ainsi ce sont 3 intervenants et leur interview que vous allez pouvoir découvrir sur notre site.

Vous trouverez le premier entretien ICI.

Pour ce second entretien, nous vous proposons de découvrir les travaux de Sophie BRUNEL-MUGUET, chargée de Recherches à l’INRAE (Institut National de la Recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) au sein de l’UMR EVA (Ecophysiologie, Agronomie et Nutritions NCS) localisée à l’université de Caen Normandie, expert auprès du GIEC Normand :

« L’un des principaux enjeux actuels de l’agriculture est d’assurer la sécurité alimentaire dans un contexte de dérèglement climatique associé à une croissance démographie sans précédent. L’agriculture doit répondre à des besoins quantitatifs (production) mais également qualitatifs (par exemple, la richesse protéique des graines qui constitue une source alternative à la consommation de protéines animales).

Dans un contexte de dérèglement climatique, les changements agricoles visent d’une part à s’adapter aux nouvelles contraintes (thermiques, hydriques et concentration en CO2 atmosphérique) mais également à les atténuer par la modification des pratiques et/ou un raisonnement des ressources énergétiques émettrices de GES.

Les options d’adaptation auxquelles je m’intéresse plus particulièrement distinguent différents degrés de modifications (incrémental, systémique ou transformante) selon la pression des contraintes climatiques dans le temps et dans l’espace).

Figure 1. Types d’adaptations aux perturbations climatiques selon leurs intensités, et les échelles spatiales et temporelles envisagées

En synthèse, ces modifications font appel à trois leviers de recherche :

1 – L’amélioration génétique/la sélection variétale (ou redécouverte de variétés « oubliées ») des espèces cultivées qui soient plus adaptées aux stress biotiques (pression accrue de pathogènes bénéficiant de nouvelles conditions climatiques favorables) et abiotiques (vague de chaleur, sécheresse…) pour répondre à ces critères quantitatifs et qualitatifs.

2 – La transformation des pratiques agricoles/itinéraires techniques (par exemple, modification des dates de, utilisation de variétés plus précoces/tardives pour décaler la période de sensibilité de la culture à un stress attendu, développement de nouvelles cultures en remplacement d’autres…).

3 – L’acclimatation des cultures par des phénomènes de mémorisation des stress récurrents.

Mes travaux portent principalement sur ce dernier levier et vise à démontrer la possibilité de développer des schémas de culture sensibilisants pour aider les plantes à s’acclimater à des stress récurrents qui caractérisent les nouveaux profils climatiques (répétition de vagues de chaleur, de périodes de sécheresse…), par le processus de priming. Ce processus consister à « préparer » les plantes à des stress répétés au cours de leur cycle (faisant appel à la mémoire dite intra générationnelle) ou leur descendance confrontée à des stress similaires (mémoire inter générationnelle). Le phénomène de mémoire des stress comme levier pour l’acclimatation aux stress récurrents est largement documenté et peut être schématisé de la façon suivante :

Figure 2. Schéma illustrant le priming d’une plante par une première exposition au stress (ici illustré par une limitation en eau). Lors de la seconde exposition, la plante est moins impactée (Kinoshita & Seki, 2014)

Les plantes précédemment exposées à un stress sont capables de déclencher une réponse plus rapide, intense, sensible et/ou précoce face à un stress postérieur de même nature. Elles sont « préparées » (« primed ») et peuvent potentiellement subir de façon atténuée les effets d’événements stressants plus tardifs. Ce phénomène a aussi été observé sur les générations suivantes de plantes mères stressées.

A l’origine de cette mémoire, le stockage de signaux métaboliques, transcriptomique (ARN) ou encore les régulations épigénétique (modification de l’expression des gènes sans modification de la séquence de l’ADN) sont les principaux mécanismes.

Figure 3. Illustration de la transmission d’un signal d’une génération stressée (attaque des feuilles par des herbivores) à sa descendance par le stockage de petits ARN dans les ovules. Les graines contiennent des métabolismes de défense appropriés grâce à une cascade métaboliques impliquant la traduction de ces ARN (Rasman et al. 2012, Holeski et al. 2012).

Mes travaux actuels cherchent à proposer des schémas de sensibilisation (ou de priming) pour préserver le rendement et la qualité grainière du colza face à des vagues de chaleur printanières dont la fréquence inter annuelle augmente (à l’échelle d’un cycle de culture). Nous avons pu observer l’efficacité d’un stress thermique préalable modéré lors d’une exposition postérieure à des pics thermiques pour certains critères de qualité grainière (la capacité de conservation des graines requise pour constituer des stocks). Néanmoins, un synchronisme entre le signal sensibilisant (priming) et la période au cours de laquelle le composé (lipides, protéines, sucres) de la graine est synthétisé, est nécessaire pour que ce signal ait une action, rendant de fait complexe l’utilisation d’un unique schéma de priming pour optimiser tous les critères (nutritionnelles et physiologiques) grainiers. Les perspectives à ces travaux visent à analyser la mémoire inter générationnelle.

Si ces travaux visent également à comprendre également les mécanismes sous-jacents à la mémorisation du stress (et par conséquent l’acquisition de la thermotolérante), ces observations sont connues bien que peu documentées. En effet, l’utilisation de semences fermières (issues de variétés commercialisées) ou paysannes (Goldringer et al. 2012 ; Gevers et al. 2019) ont démontré des capacités de résilience à des stress récurrents (pas de nécessité à décaler les dates de semis par exemple).

Au-delà des avancées scientifiques, l’exploitation de ce levier soulève plusieurs questions auquel les instituts et décisionnaires publiques et privés de la filière semences notamment doivent répondre de façon consensuelle :

Notamment d’un point de vue organisationnel : comment collecter des semences produites au champ et acclimatées du fait des stress subis lors de leur formation alors que les collectes sont réalisées dans un périmètre aux conditions pédo climatiques plus ou moins larges ? Doit-on modifier les schémas de collecte pour « tracer » les semences selon leur origine ? »

-Est-ce que ces changements vont bouleverser l’agriculture dite moderne ?

« Sans aucun doute, mais cela prendra du temps. Les politiques agricoles seront catalyseurs (ou non) de ces changements. »

-Les agriculteurs sont-ils sensibilisés à ces questions ? Sont-ils prêts à s’adapter aux changements à venir ?

« Sans avoir une vision très complète sur cette question, j’ai connaissance de plusieurs projets de recherche participative qui cherchent à impliquer les agriculteurs dans la définition de nouveaux itinéraires techniques dans le contexte du changement climatique (Rami Fourrager, http://idele.fr/fileadmin/medias/Documents/Rami_fourrager.pdf)

Les quelques rencontres avec des agriculteurs dans le cadre de mon travail me font dire que ceux-ci se sentent une responsabilité d’une part sur l’impact de l’agriculture sur le changement climatique mais également sur l’impact des modifications de leur pratiques pour changer les tendances. »

-Deux visions futures de l’agriculture s’opposent, celle de l’exploitation ultra technologique, avec drone, nourriture et traite des bovins automatisée…. Et celle d’une agriculture « plus proche de la nature », sans pesticides… Quelle est celle qui est la plus résistante face aux problèmes à venir ? Celle à favoriser ? Sont-elles, selon vous, complémentaire ?

« Question difficile ! Nous sommes déjà dans un système productiviste mais les politiques agricoles des pays développés ont pris conscience depuis plusieurs décennies des effets néfastes de ce mode de production et cherchent à développer de nouvelles formes d’agriculture plus respectueuses de ‘l’environnement (sol, eau, biodiversité). Une transition s’opère déjà et cherche à conserver des bénéfices issus de cette agriculture productiviste dans des systèmes plus raisonnés. L’exemple de l’utilisation de drones illustre les bénéfices des développements technologiques pour réduire les intrants (fertilisants) en repérant les parcelles carencées ou non. Je connais moins les systèmes d’exploitation animales mais il me semble que l’on cherche à raisonner des apports en mesurant en temps réel les besoins des animaux.

Néanmoins tous ces développements cherchent à optimiser voire augmenter une production pour satisfaire les besoins de l’humanité. En tant qu’habitants de pays développés, nous devons aussi prendre conscience que les pays en développement sont davantage confrontés aux problèmes de sécurités alimentaire. Il faut donc faire attention à ne pas rejeter la technologie qui doit aider ces pays.

Ces systèmes doivent rester complémentaires car les deux apportent des bénéfices.

Mon avis plus personnel est que nous devons faire face aux enjeux de sécurité alimentaire et de respect de l’environnement. D’autres industries que l’agriculture (la production de cultures destinées à l’alimentation) sont plus néfastes, je pense à l’exploitation des forêts, de zones minières. Ces industries là nous servent à des besoins moins essentiels que l’agriculture. »

la mémoire des plantes, illustrée par… une noix.

-Sur combien de générations dure les adaptations au stress, si l’exposition aux stress est variable sur plusieurs générations (par exemple si le colza subit des stress hydriques pendant plusieurs années, puis plus rien pendant quelques années, puis de nouveau des stress hydriques, …) ?

« C’est une question à laquelle on n’a pas encore toutes les réponses ! Les travaux sur la mémoire sont encore récents dans le sens où on n’a que peu de données sur le nombre de générations qui gardent la mémoire. On parle de mémoire intra générationnelle quand le caractère est conservé à la génération d’après et de mémoire transgénérationnelle quand le caractère est conservé sur plus d’une génération.

Groot (2017) ont montré que certains caractères induits pas un stress thermique pouvaient être conservés sur 3 générations chez la plante modèle Arabidopsis thaliana (Arabette).

Hatzig (2018) ont montré chez le colza que le stress hydrique induisait des effets positifs sur la vigueur germinative et que ceux-ci étaient conservés à la génération suivante.

Il est très probable que si les plantes ne rencontrent plus le stress, elles perdent leur capacité à s’adapter. Ceci s’explique en partie car les modifications épigénétiques qui contribuent à cet effet mémoire, disparaissent naturellement : elles ont été induites par un stress inattendu, censé ne pas réapparaître. A la différence de modifications génétiques, transmises d’une génération à une autre, elles sont moins stables bien que transmissibles. »

“Je s’appelle Adaptation !”

-Le changement climatique risque d’exposer les cultures à de nombreuses sources de stress. Quel est l’effet de l’adaptation des plantes à un type de stress (par exemple thermique) vis-à-vis de leurs capacités à répondre à d’autres types de stress (par exemple des inondations de printemps, ou des sécheresses précoces ou encore des attaques de pathogènes) ?

« Les mécanismes d’adaptation d’un stress sont d’une part spécifique et d’autre part non spécifique, de la même façon que l’être humain a des réactions immunitaires spécifiques à une bactérie/virus (anticorps) et des réactions génériques comme les réactions inflammatoires. »

-Les plantes qui ont besoin de conditions particulières, comme une période de gel prolongée, pour se développer seront-elles très impactées et pourront-elles évoluées suffisamment rapidement pour persister dans le paysage normand ?

« C’est effectivement le problème du réchauffement pour les arbres qui voient leur période d’endurcissement impactée. Naturellement, les espèces s’adaptent mais ces phénomènes de changement climatique laissent à penser que des espèces seront impactées, que de nouvelles essences d’arbres ou d’espèces pourraient se développer à des endroits où cela n’était pas possible auparavant »

-Une des solutions pour l’adaptation micro-locale n’est-elle pas le retour à l’usage des semences de ferme, voir même en apprenant aux agriculteurs à mettre en place des processus de priming sur des placettes afin d’avoir une partie du pool de leurs graines préparées à résister à certains stress ?

« C’est effectivement un secteur qui mérite toute son attention. L’idée proposée est ce que l’on cherche à faire mais nous n’en sommes qu’au début… ! »

-L’adaptation aux changements climatique ne passe-t-elle pas par une moins grande standardisation de l’agriculture ?

« Oui ! On prend de plus en plus conscience du besoin de diversité variétale comme levier d’acclimatation à des environnements contrastés. »

-Si l’on décidait d’utiliser dès maintenant des semences paysannes, pensez-vous qu’elles seraient capables de s’adapter pour les prochains changements des décennies à venir ?

« Oui ! »

-Les industriels s’intéressent-ils à cette question de mémoire des plantes ?

« C’est un sujet émergent. L’intérêt serait plutôt de produire des lignées parentales tolérantes à des stress (par exemple thermo-tolérantes). Ce matériel végétal aurait la particularité d’être plus plastique, c’est-à-dire d’exprimer leur tolérance si besoin (à la différence de gènes de thermotolérance), donc d’être adaptées à un spectre plus large de conditions environnementales.

Des actions de recherches actuellement regroupent des industriels et de partenaires académiques sur ce sujet. »

-Est-ce que de nouvelles variétés d’espèces sont en train d’être élaboré par les agro-industriels ? Si oui, seront-elles capables de convenir à tous les territoires (efficace en Normandie et en région PACA par exemple) ? Ou chaque région devra développer ses propres espèces ?

« Il est intéressant de penser que l’acclimatation des espèces à un territoire dépendant car les caractéristiques environnementales diffèrent d’une région à une autre. Néanmoins, l’utilisation de variétés en mélange peut être un système efficient car on aurait alors des variétés capables de s’adapter (l’une ou l’autre) à des conditions fluctuantes qui arrivent de toute façon sur un même territoire. Parmi les solutions aux changements climatiques : plus de biodiversité ou des variétés plus plastiques c’est-à-dire capable d’exprimer une tolérance si besoin. »

-Faudra-t-il changer les pratiques sur l’ensemble des 3 degrés de modifications présentés (incrémental, systémique ou transformante) ou l’un des trois est à modifier en priorité, car il aurait plus d’impact que les autres ?

« Cela dépend de l’ampleur des effets du changement climatique (c’est-à-dire du degré d’urgence et des outils que l’on a pour faire face, par exemple : a-t-on des variétés adaptées ? dispose-t-on de ressources en eau localement ?) »

-Comment fonctionne la « mémoire » des plantes ? Est-ce uniquement une mémoire génétique ?

« La mémoire des plantes fait appel à plusieurs mécanismes, principalement :

– épigénétiques (ne modifient pas le gène mais son expression par des modifications de la conformation de l’ADN)

– métaboliques : stockage d’hormones, de protéines induites par le stress qui ne sont pas dégradées dans le temps et qui sont donc encore là quand un autre stress arrive.

– transcriptionnelles : le signal pour que le gène s’exprime perdure ou encore des enzymes nécessaires à l’expression d’un gène reste activée ou pas. »

-Si nous n’avions pas incité les agriculteurs à utiliser des graines industrielles clonées, est-ce que vous pensez que les cultures d’aujourd’hui seraient mieux adaptées au stress actuel plus importants ?

« Possible…mais ce serait également réducteur de penser que les graines issues de la recherche (industrielle) n’ont pas permis d’autres avancées (par exemple, améliorer la qualité nutritionnelle, chez le colza, avec des variétés plus riches en oméga 3…). L’essor de la sélection variétale dans les années 70-80 a permis d’améliorer la qualité, la résistance à des stress biotiques (maladie). C’était un contexte différent de l’actuel. »

-Est-ce qu’à petite échelle le fait de tracer les semences selon leurs origines a était testé ou bien est en cours de test ? Si oui, est-ce que vous avez déjà rencontré des difficultés ?

« La certification des semences est très réglementée et pour chaque lot commercialisé, on connaît l’origine. »

https://www.geves.fr/qui-sommes-nous/sev/etudes-dhs-vate/

-Les changements climatiques ne seront pas égaux sur l’ensemble du territoire français, faudra-t-il alors mettre en place des circuits courts pour la vente des graines, de manière à ce que les graines soient le plus adapté possible à leur territoire ?

« Oui, c’est une option mais qui nécessite une revisite complète de la filière semence. Car les collectes de semences au champ se font sur un territoire très large (on mélange toutes les graines en provenance de localisations pouvant avoir des caractéristiques pédo climatiques très différentes). »

-Où peut-on trouver vos travaux, ou d’autres travaux, en lien avec le sujet ?

« Un document très complet : https://lagenceodyc.com/portfolio/cahiers-speciaux-science/ »

Références utilisées dans ce document :

Holeski L.M., Jander G. & Agrawal A.A. (2012) Transgenerational defense induction and epigenetic inheritance in plants. Trends in Ecology and Evolution 27, 618–626.

Kinoshita T. & Seki M. (2014) Epigenetic memory for stress response and adaptation in plants. Plant and Cell Physiology 55, 1859–1863.

Gevers, C., van Rijswick, H.F.M.W., Swart, J. (2019) Peasant seeds in France: Fostering a more resilient agriculture. Sustainability 11, issue 11.

Goldringer I., Enjalbert J., Rivière P., Dawson J. (2012). Recherche participative pour des variétés adaptées à une agriculture à faible niveaux d’intrants et moins sensibles aux variations climatiques. Pour, 2012/1 (N° 213), 153-161. DOI : 10.3917/pour.213.0153. URL : https://www.cairn.info/revue-pour-2012-1-page-153.htm

Rasmann S., De Vos M., Casteel C.L., Tian D., Halitschke R., Sun J.Y., … Jander G. (2012) Herbivory in the previous generation primes plants for enhanced insect resistance. Plant physiology 158, 854–63.

Si vous désirez découvrir la suite de notre publication, vous la trouverez ICI.

Interview et retranscription : Mylène MALBAUX