En marge de l’évocation de l’éthologie lorenzienne dans ses rapports avec l’eugénisme d’une part et l’idéologie nationale-socialiste d’autre part, voici quelques questions-réponses qui abordent les relations entre science et morale. Les “questions” de mon interlocuteur sont “en italiques”.
“Je me questionne vraiment sur la pertinence de l’argument «moral» en science.”
Cette interrogation est fréquente mais il n’y a pas de position morale possible en science. Pour les scientifiques d’aujourd’hui la science est sans morale (amorale). Cette réponse simple appelle cependant quelques commentaires.
Pour évoquer le débat sur les biologistes de l’époque nazie, voyons, tout d’abord, comment le scientifique, biologiste, François Jacob aborde la question. (pages 187 – 188 et suivantes de son livre “la souris, la mouche et l’homme”)
Jacob pose-t-il un jugement moral lorsqu’il écrit: “il est facile aujourd’hui de décider que la plupart des idées qui ont inspiré le mouvement eugénique étaient injustifiées? Non. Il dit simplement que beaucoup de traits (plus exactement “des variations de traits”), apparemment héréditaires parce que “transmis” d’une génération à l’autre, ont été, à tort, attribués par les eugénistes à des variations génétiques négatives (“version la plus grossière du déterminisme génétique”).
Pose-t-il un jugement moral lorsqu’il écrit: “le danger pour le scientifique, c’est de ne pas mesurer les limites de sa science, donc de sa connaissance” ? “c’est de mêler ce qu’il croit et ce qu’il sait” ? “et surtout, c’est la certitude d’avoir raison” ? Non bien sûr, …
Mais les erreurs eugénistes ont fourni des appuis à une telle idéologie et sont associées à de tels crimes, enfin la science a fait de telles avancées depuis “qu’à l’époque du génie génétique, du projet sur le génome humain, des recherches sur l’embryon, de la sociobiologie”, il n’est pas possible de ne pas poser la question de la responsabilité scientifique (c’est moi qui souligne), celle “de ceux qui ont avancé le corps de doctrine sur quoi s’est fondée la version la plus grossière du déterminisme biologique”. (Et, naturellement, la question de la responsabilité des scientifiques d’aujourd’hui se pose tout autant.)
Cette responsabilité, qui consacre bien l’irruption de la morale en science, ne s’impose véritablement à nous qu’après le constat des terribles conséquences de son absence. C’est la découverte et la prise de conscience de la croyance dans une science imparfaite (“idées injustifiées”) et toujours incomplète (notre seule certitude de chercheurs !), qui impose aux scientifiques la construction d’ “un principe de responsabilité” (Kant, Jonas, …) envers la nature et l’approfondissement de ce que la dignité de notre propre espèce exige. En fait l’esprit de responsabilité représente notre envie et notre espoir d’éviter de passer de l’erreur à la faute.
Si la science en elle-même est amorale (en dehors de toute morale), ceux qui s’y consacrent (“les travailleurs de la preuve” comme disait Bachelard) sont, comme chacun d’entre nous, soumis à des règles déontologiques et respectent (ou devraient respecter) une éthique adaptée à leur pratique (toujours renouvelée en science, il est vrai, ce qui ne simplifie pas les choses). Et une des premières règles, simple, est de ne pas présenter comme vérité scientifique (“prouvée” comme on dit communément) la première théorie venue, ou même un résultat non encore questionné.
“Nous sommes tous d’accord sur l’incroyable horreur Nazie et du danger d’une politique raciale ou génétique. Par contre, la pertinence de l’argument moral lorsqu’il s’agit de l’étude de la nature de l’homme ou du vivant est très douteux, à la limite il est antiscientifique.”
D’accord là dessus s’il s’agit de dire que rien n’est interdit à l’étude elle même, tant que, évidemment, cette étude ne contrevient pas à la dignité humaine.
“Par exemple, un psychiatre Québécois célèbre s’est fait radier de l’ordre parce qu’il avait déclaré devant plus d’un million de téléspectateurs que les noirs étaient moins intelligents que les blancs, preuves scientifiques et publications à l’appui.”
Je ne connais pas ce cas précis, mais sur la question je ne connais pas d’études présentant de tels résultats qui n’aient pas été critiquées et jugées infondées pour des raisons théoriques (définition de l’intelligence et “traits” mesurés) et/ou méthodologiques. Il existe bien des publications et des résultats, mais de preuves point ! à ma connaissance. Ne pas se laisser avoir: La présentation de telles données, en de telles circonstances (télévision), sans présentation des critiques dont elles sont la cible est tout simplement en dehors des règles de la discussion scientifique et ne mérite, pour le moins, que cette mise au point.
“Quels étaient les véritables motivations des auteurs de ces études qui sont, parait-il, bel et bien réelles et sérieuses ? Même si elles s’avéraient scientifiquement correctes et que les motivations premières étaient justes, nous pouvons aisément considérer ces études immorales; elles sont directement dangereuses. Par contre, la même question sur la génétique générale de l’intelligence (QI) sans cibler de population particulière autre que la variation du QI révèle la nature humaine; ces études sont potentiellement dangereuses.”
Ne pas tomber dans cet autre piège qu’est le procès d’intention: celui de juger a priori et selon un critère moral, des théories et/ou des données présentées comme scientifiques. Ni les intentions des chercheurs, ni leurs résultats ne peuvent être jugés au plan moral, au moins au cours de la critique scientifique. Pour les exemples donnés (comparaison des QI moyens de populations différentes, variations du QI, …) je ne connais pas d’études qui aient résisté à la critique scientifique, même lorsqu’elles apparaissent sérieuses a priori.
Les fautes commises au nom des thèses eugénistes sont certes immorales (en ce qu’elles négligent ou nient la dignité humaine) mais, en amont de cela, ces thèses eugénistes sont condamnables parce qu’elles sont l’exemple même d’une fausse science (la théorie lorenzienne de la dégénérescence des populations humaines en est un autre exemple), quant au QI, s’il est un bon indice pour certaines aspects (comme la réussite scolaire) comment peut-on prétendre qu’il mesure l’ “Intelligence” dont on ne possède aucune définition claire et unifiée et dont ne sait même pas dire s’il s’agit plus d’une (de) compétence(s) que d’une (de) performance(s).
“La science est très souvent potentiellement dangereuse (comme E=MC2) mais c’est dans l’application des principes généraux (les lois découvertes) vers le particulier qu’elle le devient réellement.”
Vous abordez ici le problème de l’application de la connaissance et des techniques qu’elle permet. Ici, en aval de la science et dans son application, tout devient possible et tout est potentiellement dangereux ! C’est dans ses applications que toute connaissance peut devenir dangereuse et/ou immorale. (il n’est pas très difficile de trouver des exemples dans n’importe quelle discipline).
C’est aussi à cause de cela que le progrès peut être remis en cause, que “la foi” dans la science devient “scientisme” et doit être critiqué, même si cela concerne souvent des scientifiques (et quelquefois parmi des “meilleurs”) !
C’est aussi pourquoi il est de mieux en mieux admis, normal, que la société dans son ensemble (et non plus seulement les scientifiques et les experts) doive décider démocratiquement des applications de la science. Je ne fais, là encore, que partager l’opinion de Jacob qui, dans la suite de son argumentaire, à la fois récuse l’idée (quelquefois suggérée) d’interdire certaines recherches qui seraient plus dangereuses et “mauvaises” au profit d’autres qui seraient “bonnes”, mais n’envisage pas que la décision quant à l’application de ces recherches puisse échapper à la société elle-même.
Cette question du rapport entre science et morale est une de celles qui peuvent séparer le milieu scientifique d’un public qui, même dépourvu d’argumentation scientifique, peut tout à fait légitimement aborder les débats sous l’angle de la morale. Pour éviter d’opposer inutilement “scientifiques” et “profanes” (ou public), n’oublions pas (i) que les scientifiques utilisent souvent des arguments “extra-scientifiques” (l’argument d’autorité n’est-il pas encore bien souvent utilisé ?), (ii) et qu’en dehors de leur spécialité ils sont bien souvent aussi démunis et dépourvus de cette “argumentation scientifique” que n’importe quel autre citoyen, (iii) qu’à l’inverse les “profanes” peuvent très facilement entrer dans le débat purement scientifique (comme les “conférences citoyennes” le montrent).
L’avancement continu des connaissances ne cesse de produire de nouvelles applications qui lèvent de nouvelles questions d’ordre éthique. Les comités d’éthique sont sensés représenter la société pour la reconnaissance de leur tenants et aboutissants, souvent contradictoires, et la proposition de recommandations.
En amont et/ou parallèlement à ces institutions, les associations, les fondations, et tous les lieux où la science est mise en discussion, où l’histoire, la logique et la sociologie des sciences sont étudiées, popularisées et pratiquées, constituent et alimentent ce nouveau “domaine” (à la fois social et de recherche) désigné par l’association des deux termes “sciences et société”.
Médiateur – rédacteur.
Ancien chercheur CNRS honoraire (Ethologiste et Evolutionniste).