Ce texte est d’abord une présentation des travaux (dont la plupart ne sont pas encore traduits en français) qui établissent le passé nazi de Konrad Lorenz, un des pères fondateurs de l’éthologie (science du comportement animal). Ces travaux montrent les connexions entre les théories de ce scientifique, l’idéologie de son temps et le National Socialisme.
Avertissement
La critique scientifique des théories de Lorenz débute dans les années 1950. La controverse scientifique qui suit laisse place à la controverse idéologique au moment du prix Nobel décerné conjointement à Lorenz, Tinbergen et Von Frisch en 1973. Les études d’historiens des sciences qui abordent la science comme une production humaine et sociale, avec ses lumières et ses ombres, sont enfin reprises et synthétisées par Richard Burkhardt dans “Patterns of Behavior” publié en 2005.
On peut espérer que la connaissance de ces travaux, sans empêcher une pluralité des “regards” sur Lorenz, permettra au moins que certains soient plus “avertis” que d’autres.
Je remercie tout particulièrement Jean-Marie Vidal qui a su retrouver dans ses archives la pétition de 1973, publiée par “Le Monde” au moment de l’attribution du prix Nobel à Konrad Lorenz et Luc-Alain Giraldeau qui m’a fait découvrir le travail incontournable de Richard Burkhardt, Jr.
La version courte de ce texte (voir plus bas) insérée dans l’article Wikipedia (édition française) consacré à Konrad Lorenz le 21 Mai 2011, ne cautionne naturellement pas les erreurs historiques et scientifiques que cet article de Wikipedia contient par ailleurs. Elle a d’ailleurs été supprimée, en dehors de ma volonté en novembre 2011 (voir la page discussion de l’article Konrad Lorenz de wikipedia).
Konrad Lorenz et le National Socialisme: de la controverse à l’histoire des sciences
1 La controverse entre éthologistes
La controverse sur Konrad Lorenz a tout d’abord porté sur la valeur scientifique de ses théories plus que sur son “affiliation nazie” et c’est, bien naturellement, au sein de la communauté naissante des éthologistes que la discussion s’est engagée.
“Une critique de la théorie du comportement instinctif de Konrad Lorenz “, publiée dans la “Quartely Review of Biology” en 1953, fait date[1]. Son auteur, Daniel Lehrman, y présente les faiblesses de la théorie lorenzienne sur les “instincts” (critique de la notion d’innéité et du préformationnisme “instinctiviste”, des comparaisons entre espèces de niveaux phylogénétiques différents, de la réification de l’instinct, de l’absence d’étude du développement).
Dans un court passage[2] il critique aussi la mise en correspondance par Lorenz des comportements animaux et humains et souligne l’utilisation idéologico-politique qui en est faite. Lorenz, dit-il, franchit une étape supplémentaire (the interpretation of human behavior in terms of physiological theory based on lower levels is carried one step further) lorsqu’il identifie les effets de la civilisation sur les êtres humains à ceux de la domestication sur les animaux (Lorenz (1940)[3] equates the effects of civilization in human beings with the effects of domestication in animals.) Interprétation présentée, note Lehrman, “dans un contexte de justification scientifique de restrictions légales, dans l’Allemagne de 1940, contre le mariage entre Allemands et non Allemands” (presented by Lorenz in the context of a discussion of the scientific justification for the then existing (1940) German legal restrictions against marriage between Germans and non-Germans.) Contrairement à ce qui est dit encore quelquefois (voir l’article de wikipedia consacré à Lorenz) Lehrman n’aborde pas directement les engagements politiques de Lorenz, mais se contente de souligner les correspondances entre les théories de Lorenz et le contexte politique de l’époque.
La boite de Pandore est seulement ouverte et dans les colloques des années suivantes, occasions de rencontres entre les deux hommes, seuls les arguments en faveur ou contre les conceptions de Lorenz sont présentés. Leur application à l’espèce humaine et surtout leur présentation en faveur de la politique “d’hygiène raciale” du Troisième Reich sont éludées.
En 1963, Nikolaas Tinbergen dans son fameux article “On aims and Methods of Ethology”[4], dédicacé à Lorenz pour son 60ème anniversaire, reprend à son compte les critiques de Lehrman: il souligne la faible valeur explicative de la notion d’innéité et propose de faire de l’étude du développement du comportement une composante à part entière de l’éthologie alors en plein essor. Le débat et surtout les études nouvelles sont centrés autour de l’abandon des métaphores, analogies et intuitions de l’éthologie qui ont couru jusque là.
La communauté éthologiste reste à peu près muette sur la dimension idéologique des articles de Lorenz publiés sous l’ère Nationale Socialiste, mais l’anthropologue Léon Eisenberg écrit dans Science[5] : “Les théories faisant des instincts les fondements du comportement humain ne respectent pas les résultats de la bio-psychologie développementale”. (Theories that human behavior is based on instincts violate the findings of developmental biopsychology) et rappelle comment ces mêmes théories ont servi de couverture pseudo-scientifique à l’idéologie raciste nazie.
2 Le Prix Nobel et la réponse de Lorenz
L’annonce de l’attribution du prix Nobel de médecine à Lorenz renouvelle le débat. Par exemple en France, le texte de deux cent vingt quatre signataires, pour la plupart appartenant au personnel de la recherche scientifique est publié dans le journal “Le Monde” daté du 11 décembre 1973 (page 15). Cette pétition déclare: “Il parait inadmissible qu’un homme qui s’est moralement solidarisé avec l’idéologie qui a conduit au crime de génocide se trouve, aujourd’hui, auréolé d’un prestige moral aussi important” et les signataires considèrent “comme indispensable que M Konrad Lorenz, lors de son discours d’acceptation du prix Nobel, prenne position sur les idées racistes qu’il a exprimées, (qu’)il se le doit à lui-même, à toute la communauté scientifique, au prestige du prix Nobel et au public qui lui accorde le respect et la confiance attachée à cette distinction”.
Ce ne fût sans doute pas la seule pression exercée sur Lorenz, mais elle était particulière. Vingt ans après l’intervention de Lehrman c’était une partie de la communauté scientifique qui l’interpelait, publiquement cette fois, moins sur ses théories que sur leur inspiration et leur exploitation idéologique. Lorenz se pliera à l’exercice tout en restant maître de ses “révélations”. Dans un bref paragraphe de son autobiographie pour le Nobel [6], il plaide la naïveté envers “les nouveaux maitres” nazis (I did, indeed, believe that some good might come of the new rulers) tout en évoquant qu’il “craignait alors et craint toujours que des processus de détérioration génétique pourraient être activés avec la civilisation”. (I was frightened – as I still am – by the thought that analogous genetical processes of deterioration may be at work with civilized humanity.)
S’il avoue son engagement eugéniste négatif, pour une détection et une sélection de tous ceux qu’il était convenu, en Allemagne nazie, de nommer des “asociaux” [7], il se démarque clairement de leur élimination physique et de leur meurtre (None of us as much as suspected that the word “selection”, when used by these rulers, meant murder). Il termine ce paragraphe en “regrettant surtout que ses écrits passés puissent entraver la reconnaissance future des dangers de la domestication”. (I regret those writings not so much for the undeniable discredit they reflect on my person as for their effect of hampering the future recognition of the dangers of domestication). Ainsi en 1973 Lorenz réaffirmait son attachement à sa théorie de la domestication (alors que sa mise en cause par la génétique des populations était largement connue, au moins par les biologistes) qui lui avait inspiré ses “prescriptions” eugénistes des années 40,…[8]
3 Les travaux des historiens des sciences
Les liens entre les théories de Lorenz et son engagement idéologico-politique n’ont été dévoilés que progressivement et tardivement, après sa réception du prix Nobel et après la publication du livre qu’Alec Nisbett lui a consacré[9]. L’affiliation nazie de Lorenz n’y était pas escamotée mais présentée à partir du seul article de 1940 (déjà cité par Lehrman et Eisenberg) avec les commentaires a posteriori et les dénégations de Lorenz. Les silences et les atténuations de cette biographie appelaient des études historiques plus informées et distantes.
La première d’entre elles, de Theodora Kalikow [10], étudie les connections entre l’idéologie nazie et les théories de Lorenz (rattachement au courant eugéniste, “biologisation” de la société, superposition de la notion de peuple avec celles d’espèce et de race, notion “d’hygiène raciale” et causes de sa “dégénérescence”). Kalikow en déduit “un processus de légitimation réciproque dans lequel les Nazis apportent une puissance politique à des idées déjà présentes dans les conceptions générales de Lorenz”. (process of reciprocal legitimation, whereby the Nazis lent political power to ideas which where already part of Lorenz’s world view.).
Suivent des études d’archives révélant les activités plus directement idéologiques et politiques de Lorenz [11]. Ainsi sont successivement confirmées ou dévoilées, son adhésion au parti national socialiste immédiatement après l’annexion de l’Autriche en 1938, son activité comme membre du “département de politique raciale” du parti (conférences et publications), sa participation (en 1943, à Poznan, dans l’ouest de la Pologne déjà germanisée) à un programme impliquant des “expertises raciales” pour la sélection de Polonais et de Polonais d’ascendance allemande [12].
En 2005, Richard Burkhardt intègre toutes ces données dans une magistrale histoire de l’éthologie [13]. L’accès aux correspondances de nombreux scientifiques (Lorenz, Koelher, Tinbergen, Mayr, …) depuis les années 1930, lui permettent de restituer les projets, les contacts, les méthodes de travail et jusqu’aux réactions de Lorenz aux événements. Par exemple, dans une lettre à Oskar Heinroth [14], lors de la déclaration de guerre de la Grande Bretagne à l’Allemagne, Lorenz écrit: “Du pur point de vue biologique de la race, c’est un désastre de voir les deux meilleurs peuples germaniques du monde se faire la guerre pendant que les races non blanches, noire, jaune, Juive et mélangées restent là en se frottant les mains” (from the purely race biological standpoint”, it was a shame to have the two best “german peoples” of the world at war with each other while the “nonwhite, black, yellow, Jewish and mixed races” stood by, rubbing their hands with glee). Ou encore, en 1938, dans sa demande d’adhésion au parti: “Comme penseur et scientifique j’ai naturellement toujours été national socialiste” (I was as a German thinker and scientist naturally always National Socialist [15]
Après l’Anschluss, Lorenz très critique et déçu par le gouvernement Autrichien, à la recherche d’une position académique et de financement, adhère au nouvel ordre politique dont il partage largement l’idéologie. Dans la même année, plusieurs congrès lui donnent l’occasion de présenter sa théorie sur la dégénérescence humaine en liaison avec la politique d’hygiène raciale nazie. En 1940 il est appelé à la chaire de psychologie de Königsberg et un institut lui est attribué.[16]
Lorenz a déclaré avoir pris conscience étonnement tard (“surprisingly late”) du génocide nazi et semble être resté dans le déni d’une quelconque responsabilité, directe ou indirecte, dans ce génocide. Burkhardt, montre comment l’idéologie de Lorenz et son “opportunisme amoral” ont fait de lui un “compagnon” des Nazis.
Ce cas emblématique des relations entre science, idéologie et politique participe à l’effondrement du mythe d’une science neutre et renvoie, aujourd’hui, à la notion de “responsabilité sociale des scientifiques” et à l’éthique du chercheur. Au-delà, c’est aussi la légitimité d’une critique des sciences qui s’est imposée.
4 Regards sur Konrad Lorenz
C’est en référence à Lorenz que François Jacob [17], lui aussi prix Nobel de médecine, aborde la question de la responsabilité: “A l’époque du génie génétique, du projet sur le génome humain, des recherches sur l’embryon, de la sociobiologie, il n’est pas possible d’ oublier. Il n’est pas possible de faire comme si rien ne c’était passé dans les camps de l’Allemagne nazie. Ce qui importe ici… c’est (le rôle) du scientifique qui en avait inspiré la théorie. C’est la responsabilité de ceux qui ont avancé le corps de doctrine sur quoi s’est fondée la version la plus grossière du déterminisme biologique. Avec la sagesse que donne le recul du temps, il est facile aujourd’hui de décider que la plupart des idées qui ont inspiré le mouvement eugéniste étaient injustifiées. Et pourtant, nombre de ses partisans étaient des hommes de science parfaitement respectables qui pensaient agir dans l’intérêt public. Alors où est l’erreur? L’erreur, c’est que ces hommes n’ont pas considéré de façon suffisamment critique la notion même d’eugénisme et ce qu’elle impliquait. En particulier, ils n’en ont pas évalué correctement les conséquences sociales. Le danger pour le scientifique, c’est de ne pas mesurer les limites de sa science, donc de sa connaissance. C’est de mêler ce qu’il croit et ce qu’il sait. Et surtout c’est la certitude d’avoir raison”.
Dans son livre “Science nazie Science de mort”, construit notamment autour d’entretiens avec des collaborateurs et des biologistes anciens nazis, le généticien Benno Mülller-Hill [26], ajoute “ll ne peut y avoir de réconciliation dans la science – mais elle peut exister chez des êtres humains jouissant des mêmes droits. Il souligne ainsi que l’opposition scientifique n’interdit pas les relations de sympathie.
Et Burkhardt donne à voir à travers l’histoire des relations du duo fondateur de l’éthologie, Lorenz et Tinbergen, des compositions contrastées de ces traits: esprit de responsabilité, opposition théorique, sympathie, idéologie, … Tinbergen, anti-nazi, qui avait passé une bonne partie de la guerre dans un camp d’otages pour son opposition aux mesures anti-juives de l’occupant en Hollande, avait finalement repris contact avec son ami Lorenz. Il ne reniera jamais cette amitié, mais, à partir des années 1950, tandis que Lorenz restait, globalement sur ses positions théoriques des deux décennies précédentes “[18], Tinbergen menait le débat scientifique (voir note 4) et rejoignait les analyses et critiques de Daniel Lehrman (un des premiers critiques de Lorenz, voir note 1).
Pour l’éthologiste Aubrey Manning, le travail de Burkhardt constitue une “brillante démonstration que la science est une activité humaine dont le progrès est influencé à la fois par les personnalités et le contexte culturel.” Plus généralement, les études historiques montrent que “ni dans ses causes ni dans ses effets la science n’est une entité indépendante de la société et des autres phénomènes qu’elle produit. La science participe à l’histoire de nos sociétés (…), elle en porte donc tous les traits, les plus hideux comme les plus nobles”[19].
Version courte De la controverse à l’histoire des sciences
(cette version courte destinée à fournir aux lecteurs de Wikipedia l’essentiel des références modernes sur l’histoire de l’éthologie, l’oeuvre et la vie de Konrad Lorenz qui avait été insérée dans l’article consacré à Konrad Lorenz en mai 2011 a été supprimée en nov.2011)
Aujourd’hui, l’affiliation nazie de Lorenz n’est plus matière à controverse. La vie et l’oeuvre du fondateur de l’éthologie sont devenues objets d’histoire des sciences. Depuis une trentaine d’années de multiples études ont analysé une somme considérable d’articles (scientifiques ou non), de correspondances, d’archives administratives, de témoignages.
On doit la première de ces contributions à Theodora Kalikow [20] qui étudie, à partir des années 70, les connections entre les théories de Lorenz (rattachement au courant eugéniste, “biologisation” de la société, superposition de la notion de peuple avec celles d’espèce et de race, notions de “pureté” “d’hygiène raciale” et causes de la “dégénérescence”) et l’idéologie nazie. Kalikow en déduit un “processus de légitimation réciproque dans lequel les Nazis apportent une puissance politique à des idées déjà présentes dans les conceptions générales de Lorenz”.
Suivent des études d’archives révélant les activités plus directement idéologiques et politiques de Lorenz [21]. Ainsi sont successivement confirmées ou dévoilées, son adhésion au parti national socialiste immédiatement après l’annexion de l’Autriche en 1938, son activité comme membre du “département de politique raciale” du parti (conférences et publications), sa participation (en 1943, à Poznan, dans l’ouest de la Pologne déjà germanisée) à un programme impliquant des expertises raciales pour la sélection de Polonais et de Polonais d’ascendance allemande [22].
En 2005, Richard Burkhardt intègre ces données et l’étude de nombreuses correspondances entre scientifiques (Lorenz, Koelher, Tinbergen, Mayr, …) depuis les années 1930, dans une magistrale histoire de l’éthologie [23]. Il décrit ainsi comment l’idéologie de Lorenz et son “opportunisme amoral” ont fait de lui un “compagnon” des Nazis.
Le “cas” Lorenz, aujourd’hui constitué, est emblématique des relations que science, idéologie et politique peuvent entretenir. Il participe ainsi à l’effondrement du mythe d’une science qui serait neutre et renvoie directement à la notion moderne de “responsabilité sociale des scientifiques” et, bien entendu, à l’éthique du chercheur. Au-delà, c’est aussi la légitimité d’une “critique des sciences” qui s’impose.
C’est en référence à Lorenz que François Jacob [24], lui aussi prix Nobel de médecine, aborde la question de la responsabilité: “A l’époque du génie génétique, du projet sur le génome humain, des recherches sur l’embryon, de la sociobiologie, il n’est pas possible d’ oublier. Il n’est pas possible de faire comme si rien ne c’était passé dans les camps de l’Allemagne nazie. Ce qui importe ici… c’est (le rôle) du scientifique qui en avait inspiré la théorie. C’est la responsabilité de ceux qui ont avancé le corps de doctrine sur quoi s’est fondée la version la plus grossière du déterminisme biologique. Avec la sagesse que donne le recul du temps, il est facile aujourd’hui de décider que la plupart des idées qui ont inspiré le mouvement eugéniste étaient injustifiées. Et pourtant, nombre de ses partisans étaient des hommes de science parfaitement respectables qui pensaient agir dans l’intérêt public. Alors où est l’erreur? L’erreur, c’est que ces hommes n’ont pas considéré de façon suffisamment critique la notion même d’eugénisme et ce qu’elle impliquait. En particulier, ils n’en ont pas évalué correctement les conséquences sociales. Le danger pour le scientifique, c’est de ne pas mesurer les limites de sa science, donc de sa connaissance. C’est de mêler ce qu’il croit et ce qu’il sait. Et surtout c’est la certitude d’avoir raison”.
Dans son livre “Science nazie Science de mort”, construit notamment autour d’entretiens avec des collaborateurs et des biologistes anciens nazis, le généticien Benno Mülller-Hill [25], ajoute “ll ne peut y avoir de réconciliation dans la science – mais elle peut exister chez des êtres humains jouissant des mêmes droits”. Il souligne ainsi que l’opposition scientifique n’interdit pas les relations de sympathie.
Et Burkhardt [26] donne à voir à travers l’histoire des relations du duo fondateur de l’éthologie, Lorenz et Tinbergen, des compositions contrastées de ces traits: esprit de responsabilité, opposition théorique, sympathie, idéologie, … Tinbergen, anti-nazi, qui avait passé une bonne partie de la guerre dans un camp d’otages pour son opposition aux mesures anti-juives de l’occupant en Hollande, avait finalement repris contact avec son ami Lorenz. Il ne reniera jamais cette amitié, mais, à partir des années 1950, tandis que Lorenz restait, globalement sur ses positions théoriques des deux décennies précédentes ” [27], Tinbergen menait le débat scientifique et rejoignait [28] les analyses et critiques de Daniel Lehrman (un des premiers critiques de Lorenz [29].
Pour l’éthologiste Aubrey Manning, le travail de Burkhardt constitue une “brillante démonstration que la science est une activité humaine dont le progrès est influencé à la fois par les personnalités et le contexte culturel.” [30]. Les études historiques montrent en effet que “ni dans ses causes ni dans ses effets la science n’est une entité indépendante de la société et des autres phénomènes qu’elle produit. La science participe à l’histoire de nos sociétés (…), elle en porte donc tous les traits, les plus hideux comme les plus nobles”[31].
Science et Morale: quelques questions-réponses
En marge de l’évocation de l’éthologie lorenzienne dans ses rapports avec l’eugénisme d’une part et l’idéologie nationale-socialiste d’autre part, voici quelques questions-réponses qui abordent les relations entre science et morale. Les “questions” de mon interlocuteur sont “en italiques”.
- ↑ -1-“A critique of Konrad Lorenz’s theory of instinctive behavior.” http://instruct1.cit.cornell.edu/bionb424/Readings/Lehrman_1953.pdf
- ↑ -2-Pour une histoire de cette présentation du texte de Lorenz de 1940, voir la note biographique de Lehrman par J. S. Rosenblatt: http://www.nap.edu/readingroom.php?book=biomems&page=dlehrman.html
- ↑ -3-“Durch Domestikation verursachte Störungen arteigenen Verhaltens”. Zeitschrift für angewandte Psychologie und Charakterkunde (1940) 59: 2-81.
- ↑ -4-“On aims and methods of Ethology”. Zeitschrift für Tierpsychologie (1963) 20: 410-433. http://www.rockefeller.edu/bard/pdf/week_02_tinbergen_on_aims_and_methods_of_ethology_zft_1963.pdf
- ↑ -5-“The Human Nature of Human Nature”. Eisenberg Léon. Science, 14 April 1972: 123-128.
- ↑ -6-Autobiographie de Konrad Lorenz disponible sur le site du comité Nobel. http://nobelprize.org/nobel_prizes/medicine/laureates/1973/lorenz-autobio.html
- ↑ -7-Globalisation utilisée par les Nazis dans leurs déclarations publiques pour désigner tous ceux qu’ils souhaitaient éliminer du peuple allemand, pour des raisons supposées génétiques. Cette euphémisation disparait dans plusieurs écrits privés de Lorenz: voir ci-dessous lettre à Heinroth.
- ↑ -8-Comparant les relations qu’un peuple entretient avec ses membres asociaux à celles qu’un organisme entretient avec des cellules cancéreuses Lorenz écrivait: “Par chance leur élimination (des asociaux) est plus facile pour le médecin du peuple et moins dangereuse pour l’organisme de la collectivité que l’opération pratiquée par le chirurgien sur le corps d’un individu.” Cité par Benno Müller-Hill dans son livre “Science Nazie Science de Mort. La ségrégation des Juifs, des Tzyganes et des malades mentaux de 1933 à 1945. Editions Odile Jacob, 1989, page 202. Richard Burkhardt (voir note 12) précise quant à lui que Lorenz a utilisé cette métaphore du corps social malade de ses asociaux dans plusieurs textes de la période de guerre et jusqu’en 1973 dans “Les huit péchés capitaux de notre civilisation”.
- ↑ -9-“Konrad Lorenz”. Nisbett Alec. New York: Harcourt Brace Jovanivich, 1976. Pour la traduction française: “Konrad Lorenz”, Belfond, 1979
- ↑ -10-“Konrad Lorenz’s Ethological Theory: Explanation and ideology, 1938 -1943”. Kalikow Theodora. Journal of the history of biology, Volume 16, Number 1: 39-73. http://www.springerlink.com/content/l14472029l912t37/
- ↑ -11-Voir les travaux de Ute Deichmann, Benno Müller-Hill, Vöger et Taschwer, Richard Burkhardt cités ici.
- ↑ -12-Cet épisode de la vie de Lorenz n’est connu qu’à travers le rapport d’ Hippius, responsable de ce programme. On sait simplement que la participation de Lorenz était volontaire, sans pression d’aucune sorte. Ni Lorenz ni quelqu’un d’autre ne mentionnera jamais ce travail. C’est à la même époque que Lorenz écrit “Die angeboren Formen Möglicher Erfahrung”, qui reprend les idées déjà exprimées dans son essai de 1940, et qui sera publié en 1943. Voir “Biologists under Hitler”, Ute Deichmann, 1996, Harvard University Press, pp: 195-197.
- ↑ -13-“Patterns of Behavior. Konrad Lorenz, Niko Tinbergen, and the founding of Ethology.” Burkhardt Richard. The University of Chicago Press, 2005, 636 pages. http://www.press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/P/bo3640703.html
- ↑ -14-Lettre de Lorenz à Heinroth, citée par Burkhardt, “Patterns …” p: 276
- ↑ -15-“Die andere Seite des Spiegels: Konrad Lorenz und der National Sozialismus”. Föger B. und K. Taschwer. 2001, Wien: Czernin. Cité par Burkhardt “Patterns …”, p 242
- ↑ -16-Pour les détails sur tous ces points voir “Biologists under Hitler” et “Patterns of Behavior”
- ↑ -17-“La souris, La mouche et l’homme”. François Jacob, 1997, Editions Odile Jacob.
- ↑ -19- “Evolution et modification du comportement”. Konrad Lorenz, 1974, Paris, Petite Bibliothèque Payot.
- ↑ -20-“L’esprit de sel”. Jean-Marc Levy-Leblond, 1981. Fayard, pages 219-220.
- ↑ Konrad Lorenz’s Ethological Theory: Explanation and ideology, 1938 -1943. Kalikow Theodora. Journal of the history of biology, Volume 16, Number 1: 39-73. http://www.springerlink.com/content/l14472029l912t37/pdf
- ↑ Voir, notamment, les travaux de Ute Deichmann, Benno Müller-Hill, et Richard Burkhardt, cités ci-dessous.
- ↑ “Biologists under Hitler”, Ute Deichmann, 1996, Harvard University Press, pp: 195-197.
- ↑ “Patterns of Behavior. Konrad Lorenz, Niko Tinbergen, and the founding of Ethology.” The University of Chicago Press, 2005, 636 pages. http://www.press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/P/bo3640703.html
- ↑ “La souris, La mouche et l’homme”. François Jacob, 1997, Editions Odile Jacob.
- ↑ Science nazie Science de mort, Benno Müller-Hill, 1989, Paris, Editions Odile Jacob.
- ↑ voir “Patterns of behavior”, cité plus haut.
- ↑ “Evolution et modification du comportement”. Konrad Lorenz, 1974, Paris, Petite Bibliothèque Payot.
- ↑ “On aims and methods of Ethology”. Nikolaas Tinbergen. Zeitschrift für Tierpsychologie (1963) 20: 410-433. http://www.rockefeller.edu/bard/pdf/week_02_tinbergen_on_aims_and_methods_of_ethology_zft_1963.pdf
- ↑ “A critique of Konrad Lorenz’s theory of instinctive behavior.” Daniel Lehrman. 1953. http://instruct1.cit.cornell.edu/bionb424/Readings/Lehrman_1953.pdf
- ↑ Aubrey Manning. Quatrième de couverture du livre de Burkhardt.
- ↑ “L’esprit de sel”. Jean-Marc Levy-Leblond. 1981. Fayard, page 220.
Médiateur – rédacteur.
Ancien chercheur CNRS honoraire (Ethologiste et Evolutionniste).