Avant propos

L’année Darwin (2009) a été pour beaucoup de médiateurs scientifiques et nous “petits débrouillards” une belle année de mutualisation autour du darwinisme et de la théorie de l’évolution.

Pourtant l’attention portée à la critique du créationnisme a pu favoriser une présentation “politiquement correcte” et quelque peu momifiée de l’évolutionnisme actuel avec l’oubli des discussions internes et des nouveautés qui s’y agitent: évo-dévo, construction de niche, … [1]

Le thème du “propre de l’homme” est-il exemplaire de cette présentation biaisée de la recherche actuelle ? Son effondrement annoncé, à la manière d’un château de sable miné par le flux des découvertes éthologiques et paléontologiques, correspond-il à une réalité ? [2]

Des rencontres avec des collègues en activité, puis des lectures comme celle du dernier livre de Michel Morange [3] la publication récente de plusieurs études de paléontologues, éthologistes et psychologues ont fini par me convaincre que ce thème du propre de l’homme et la question de son émergence restent des plus féconds pour de nombreuses disciplines.

Enfin la recherche continue (“association des petits débrouillards” oblige !) d’une médiation scientifique différente d’une simple communication d’experts face à des auditoires captivés (mais captifs et peu critiques) m’a incité à écrire et exposer la proposition de (re)médiation scientifique qui suit.

Ce texte a servi de support à une présentation publique ce début juillet 2012. Je le dédie à mes auditeurs et tout spécialement à ce Monsieur, déçu de ne pas m’avoir entendu présenter et discuter la “bipédie”. Je mesure combien ma réponse sur le délaissement actuel de ce propre de l’homme, à l’honneur il n’y pas si longtemps, a pu lui paraître insuffisante. Il m’a convaincu qu’on pourra toujours faire mieux en matière de (re)médiation scientifique !

  1. (1) Mais voir la conférence de Jean Gayon “Théorie de l’évolution et créationnisme” et, sur l’enseignement de l’évolution, l’ouvrage “L’évolution du vivant. Un enseignement à risque ?” coordonné par Maryline Coquidé et Stéphane Tirard, Vuibert, 2008.
  2. (2) Pour une revue récente des différents “récits” concernant l’anthropogenèse, voir Etienne Bimbenet “L’animal que je ne suis plus”, Gallimard, 2011.
  3. (3) “La vie, l’évolution et l’histoire”, Odile Jacob, 2011, déjà présenté dans cette page.

Homo sapiens, un singe comme les autres ?

Quelle que soit la réponse qu’on lui apporte, voilà une question qui fait recette (dans tous les sens du terme). Qui d’entre nous n’a pas fait les frais (bis) d’un livre ou d’une revue rassemblant les contributions de compétences diverses réunies dans un effort de vulgarisation sur le sujet ?

Nous y avons sans doute appris beaucoup sur l’application de la cladistique, sur les observations accumulées depuis des dizaines d’années par Jane Goodall et ses successeurs, comme sur les ingénieuses expérimentations des psychologues comparatistes, évolutionnistes, cognitivistes,…

Mais qu’avons nous appris sur la science et son fonctionnement ? Enfin sur la vulgarisation et la médiation scientifiques ? C’est ce que l’examen de cette question peut aussi révéler.

Un singe comme les autres ? La question, toute simple, doit pourtant s’entendre de deux façons distinctes: Tout d’abord (i) notre espèce fait-elle partie de l’évolution biologique, au même titre que les autres singes ? Ensuite (ii) notre espèce possède-t-elle des caractéristiques particulières ? Un “propre de l’homme” existe-t-il ? Ou encore qu’est-ce que l’humain ? [1]

Au cours de cet examen nous verrons comment les médiateurs scientifiques et les scientifiques eux-mêmes, juges et parties dans les discussions qu’ils mènent, encourent le risque de prendre en otage leurs lecteurs et auditeurs. Criblage des citations favorables et, au contraire, oubli ou disqualification des thèses concurrentes, sont monnaie courante. Il est donc utile d’apprendre à les repérer. Une (re)médiation scientifique peut s’appuyer sur notre aptitude à trouver les documents et les arguments. Or il se trouve que de plus en plus de scientifiques présentent leurs publications de première main, en libre accès sur leurs sites personnels, leur blog, ou des sites d’accueil. De même certaines revues. Des institutions (Université de tous les savoirs,…) éditent leurs conférences,… Ressource inépuisable pour exercer l’esprit critique de chacun d’entre nous, seul ou à plusieurs (en séminaire d’exploration de controverse par exemple).

  1. ↑ (1) Ainsi l’ouvrage “Aux origines de l’humanité”, 2001, Fayard, sous la direction d’ Yves Coppens et de Pascal Picq, est organisé en deux tomes séparés (i) De l’apparition de la vie à l’homme moderne et (ii) Le propre de l’homme. Incontournable par sa qualité, le prix de cette collection d’ouvrages collectifs la rend malheureusement peu accessible, sauf à nous souvenir qu’internet n’est pas tout et que la fréquentation des bibliothèques publiques reste possible, …

D’où venons nous ?

Ce premier aspect ne fait plus discussion depuis bien longtemps.

Tout au plus les plus récentes opérations de séquençage de génomes de singes anthropoïdes (dont le “nôtre”, donc) ont-elles confirmé les distances entre ces espèces et précisé les dates de leur séparation de leurs ancêtres communs. Cinq à sept millions d’années entre les chimpanzés et les espèces du genre Homo. Davantage avec les gorilles, ce qui fait des chimpanzés les “cousins” évolutifs vivants les plus proches de notre espèce.

Bien sûr ces séquençages entrainent de nouvelles interrogations sur la fonction de ces “différences / ressemblances” génétiques mais là n’est pas la question quand il s’agit d’étudier la distance entre espèces. Ici le génome n’est qu’un simple marqueur et seule la nature et la succession des nucléotides des ADN comparés sont utiles, non leur fonction. [1]

L’arborescence, ou cladogramme, des relations entre les espèces de la famille des Hominidae ainsi établie n’est pas discutée car en accord avec les informations, notamment anatomiques, fournies par les autres disciplines. Elle est aujourd’hui universellement admise (à l’exception de certains religieux, comme on sait).

Même s’ils ne peuvent dessiner un cladogramme précis, à cause des informations fragmentaires fournies par les fossiles, les paléontologues décrivent une “radiation humaine”, postérieure à la bifurcation “chimpanzés-hommes”, incluant de nombreuses espèces pré-humaines (australopithèques, …) et au moins cinq espèces d’Homo différentes. De ce buisson évolutif, Homo sapiens reste la seule espèce vivante.

Ainsi du point de vue biologique nous ne descendons pas du singe mais nous sommes une espèce de singe. Les découvertes à venir affineront sans doute cette représentation mais sans la changer fondamentalement.

Ce volet évolutionniste qui répond à la question “d’où venons nous ?” est le plus souvent abordé dans le cadre théorique d’un darwinisme continuiste standard, mais discuté depuis assez longtemps pour ne plus être abordé de manière dogmatique [2].

A ce “détail” près notre origine ne fait plus problème pour les scientifiques d’aujourd’hui: nous somme bien des animaux, des mammifères et des singes et nous pouvons introduire cette vérité scientifique dans nos manuels de SVT.

  1. (1) Sur la discussion des aspects fonctionnels de ces différences entre génomes, voir la conférence de Michel Morange
  2. (2) Par exemple, Jean-Claude Ameisen aborde cette question dans le chapître 20 de son livre sur Darwin et l’évolution biologique, “Dans la lumière et les ombres”, 2008, Odile Jacob. Sans parler de la disparition des espèces d’Homo antérieures à la nôtre qui, à elle seule, peut accentuer l’effet de rupture avec les autres espèces actuelles (synchronie) de grands singes, le “continuisme darwinien” concerne avant tout la suite des formes donnant une filiation (diachronie). Les formes d’anthropoïdes, sans cesse plus nombreuses, reconnues au fil des découvertes paléontologiques, sont à juste titre interprétées dans le cadre de la biologie continuiste darwinienne. Mais ceci n’exclue pas une discontinuité psychologique et/ou cognitive qui n’aurait rien d’anti-darwinien. Contrairement à ce qu’aime suggérer la nouvelle doxa qui insiste sur l’effacement du propre de l’homme, des variations quantitatives ou différences de degré (comme la taille du néo-cortex ou la durée du développement) peuvent très bien donner lieu à des variations qualitatives et à des nouveautés (discontinuités) au plan cognitif et psychologique.

Que sommes nous ?

Si les évolutionnistes et, aujourd’hui, tous les autres biologistes répondent de manière unanime à la question “D’où venons nous ?”, qu’en est-il de la question “Que sommes nous ?” qui aborde l’unicité de notre espèce. Le propre de l’homme existe-t-il ? Ou bien sommes nous, simplement, “un singe comme les autres” ?

Depuis plusieurs dizaines d’années les éthologistes et les psychologues ont accumulé une somme considérable d’observations sur le comportement des animaux, des primates et des grands singes notamment. La proximité évolutive de ces derniers avec notre espèce est une incitation permanente à la comparaison et les chercheurs ne se sont pas privés, depuis le “rire”, l’utilisation d’outils, la communication, puis la conscience, jusqu’à “la théorie de l’esprit” et, enfin, la morale et la culture [1].

L’apport essentiel de cet effort est la reconnaissance confirmée des émotions et la découverte d’aptitudes cognitives importantes chez de nombreux animaux autres qu’ Homo sapiens et, parmi eux, les grands singes [2]

Mais à analyser cette situation de plus près il s’avère que pour chaque “caractère” étudié les performances animales sont différentes et évoquent plus qu’elles ne se superposent aux performances humaines: outils pas ou peu façonnés, utilisation pauvre (sans syntaxe notamment) des signes appris, reconnaissance de son image (voire simple utilisation du miroir) plus que conscience de soi, manifestations de représentations et d’intentions (voire simples associations) plutôt que conscience de la pensée de l’autre, “traditions” plus que culture “cumulative” (voir plus bas).

Certains auteurs (Frans de Waal, Pascal Picq, …), ne s’arrêtent pas à ces différences. Ils n’hésitent pas à diffuser dans leurs livres et leurs conférences pour le grand public, l’idée d’une économie, d’une morale, d’une politique, d’une culture chez les grands singes, sans considérer l’objection que “cela revient à réduire la culture à la transmission de comportements acquis, la politique à des jeux de pouvoir, la morale à l’empathie et l’économie à la réciprocité”[3].

D’autres, Henri Atlan, Alain Prochiantz, … qui abordent les êtres vivants comme des “systèmes complexes” s’interrogent plutôt sur les liens et dépendances qui peuvent exister entre les formes humaines de ces “caractères”: langage, conscience de soi, de la pensée de l’autre, culture,…

“Ainsi, sans anthropocentrisme et sans voir un sens imposé à la vie humaine, qui viendrait d’une Nature intentionnelle ou d’un Dieu nous ayant créés dans un but bien déterminé, nous ne pouvons pas ignorer que l’espèce humaine a évolué avec des dimensions sociales, linguistiques, culturelles, morales et juridiques qui n’existent pas dans la vie d’autres espèces. Il semble bien, en particulier, que les capacités de mémoire du gros cerveau humain, avec celles d’imagination qui en sont le corollaire, soient à l’origine d’un fonctionnement psychique d’une richesse – c’est à dire d’une complexité – que l’on n’observe pas ailleurs et qui permet de s’exprimer dans la multiplicité de ces dimensions. Ce sont des dimensions spécifiques propres à l’espèce humaine,…” écrit Henri Atlan [4].

La découverte récente d’un foyer aménagé datant de plus d’un million d’années, impliquerait que cette invention qu’est la maîtrise du feu ne peut être l’oeuvre d’ Homo sapiens mais plutôt d’ Homo erectus. Si les conséquences de la conquête du feu sont celles que certains ont déjà imaginé [5] on aurait là un témoignage important “d’une évolution biologique accomplie dans le contexte de l’évolution culturelle”. En d’autres termes, un cas important dans la lignée humaine de “construction de niche” (voir ce terme). Ceci permettrait de concevoir des hypothèses sur la manière dont divers traits caractéristiques d’ Homo sapiens (notre “excédent de cerveau” ou notre si longue ontogenèse) pourraient être associés à l’émergence du propre de l’homme. L'”anature” de l’homme (notre “coupure” d’avec la nature par notre culture) proposée par Alain Prochiantz [6] ou encore “comment l’homme s’est exclu de la nature ?” pour Elisabeth de Fontenay, sont deux manières d’envisager comment les structures nerveuses, les compétences qu’elles révèlent et la culture qu’elles permettent sont aussi associées à l’évolution biologique. Aussi cette perspective constitue-t-elle un vaste programme de recherche.

Alors que nous savons “d’où nous venons” nous sommes encore en train de nous interroger en quoi nous sommes (ou pas) différents des autres grands singes. Bruno Latour [7] dirait que la question de nos origines appartient à la “science faite”, qui n’est plus discutée, alors que la qualification de notre “humanité” reste du domaine de la recherche, c’est à dire de la “science en train de se faire” celle qui, justement, fait débat.

Bien sûr tout le monde (ou à peu près) constate que c’est nous qui questionnons les grands singes et non l’inverse, mais les explications que nous donnons à ce constat sont encore trop diverses, sans liens et même opposées: des généticiens cherchent toujours s’il existe des gènes, ou associations de gènes, spécifiquement liés au langage humain, des neuro-biologistes remarquent la durée exceptionnelle du développement de notre cerveau et l’abordent comme un système complexe susceptible d’ émergences et de propriétés nouvelles, des psychologues et éthologistes comparent nos manières de résoudre des problèmes d’ordre cognitif avec celles des autres espèces (voir plus bas), d’autres étudient l’origine du langage humain [8], des linguistes et sémiologues soulignent la spécificité de ce langage et plus largement de l’ensemble des conduites symboliques proprement humaines [9].

Toutes ces recherches sont directement liées à la question du propre de l’homme. Mais toutes loin s’en faut, ne peuvent encore entrer dans un cadre théorique unique et complet. Doit-on pour autant en négliger, voire oublier, certaines ? sous prétexte qu’elles n’entrent pas dans le schéma évolutionniste dominant (et/mais changeant !) ? Et la médiation scientifique doit-elle taire cette situation ? ou plutôt présenter la recherche comme le lieu d’interrogations et de controverses qu’elle ne cesse d’être ?

  1. (1) A côté des livres, comme “Aux origines de l’humanité” déjà cité, les moteurs de recherche permettent d’accéder très facilement à une bonne documentation à partir de chaque nom d’auteur et de chaque notion cités ici. On trouve aussi de plus en plus d’interviews et de conférences très accessibles (voir l’université de tous les savoirs) et, sur les sites des chercheurs, des textes factuels ou méthodologiques où ils livrent leurs hypothèses, c’est à dire aussi les controverses engagées avec d’autres chercheurs. Pour un exemple remarquable voir la présentation (en français !) du programme de recherche du groupe de primatologie d’Aix-Marseille-Rousset et le site de Joël Fagot .
  2. (2) Voir la conférence de Jacques Vauclair Voir aussi ses livres qui, tout en restant brefs, prennent le temps d’exposer les théories concurrentes sur chaque question abordée: “L’intelligence de l’animal”, 1995, Seuil; “La cognition animale”, 1996, Que sais-je ?; “L’homme et le singe, psychologie comparée, 1998, Flammarion. Comme on verra Jacques Vauclair met aussi nombre de ses publications à disposition, en fichier pdf, sur son site web
  3. (3) Citation de Bernard Thierry. Pour les références voir, dans cette page “l’instinct entre éthologie et évolution”. Bernard Thierry est aussi co-auteur de la publication sur la culture cumulative décrite plus bas
  4. (4) De nombreux auteurs Alain Prochiantz, Henri Atlan, Antonio Damasio, …, sont à citer ici. Les éditions “Le Pommier” ont d’autre part abordé la question dans deux petits livres dans lesquels les interventions de deux ou plusieurs auteurs sont présentées de manière “complémentaire”: Ainsi en 2007 dans “Les frontières de l’humain” le texte d’Henri Atlan “Les frontières revisitées” (cité ici même) est associé à un texte de Frans de Waal “L’homme est-il un loup pour l’homme?” et, plus récemment (2010), “Qu’est-ce que l’humain?” rassemble les textes de Jean-Didier Vincent (“L’homme interprète passionné du monde”), de Pascal Picq (“L’humain à l’aube de l’humanité”) et de Michel Serres (“Le temps humain: de l’évolution créatrice au créateur d’évolution”).
  5. (5) Texte original ici. On peut aussi voir une présentation de cette étude par Michel de Pracontal. Une occasion de renvoyer à l’un des blogs scientifiques à suivre (un article hebdomadaire).
  6. (6) Voir “La biologie dans le boudoir” d’Alain Prochiantz, 1995, Odile Jacob, et conférence commune avec Dominique Lestel
  7. (7) Bruno Latour, “Le métier de chercheur. Regard d’un anthropologue”, 1995, Editions INRA
  8. (8) Le langage est une des questions où l’approche “évolutionniste” par modélisation (les pourquoi) et l’approche fonctionnelle neurobiologique (les comment) semblent les plus éloignées. Ainsi la popularisation des hypothèses présentées comme “éthologie du langage” (Voir “les origines du langage”, Le Pommier, 2006) oublient largement l’hypothèse de l’origine gestuelle du langage et sa dimension évolutionniste (Voir le site de Jacques Vauclair et les articles Fait de Langues
  9. (9) Vidal J.-M. La tiercéïté symbolique, fondement de la discontinuité psychique entre animaux et humains – éclairage par la « désymbolisation » autistique. Revue Française de Psychanalyse 2011, 75, 17-51. On pourra obtenir ce texte directement auprès de son auteur à l’adresse: jmr.vidal@orange.fr

(Re)Médiation scientifique

Reprenons la différence proposée par Bruno Latour entre “science faite” et “science en train de se faire” (avec, aussi les notions de “front de la recherche, etc). En matière de médiation et d’éducation scientifiques, on ne peut pas aborder un fait scientifique construit et établi (c’est à dire dépouillé des principaux enjeux, psychologiques, sociologiques, idéologiques, …, que ses “fabricants” avaient pu y associer), comme on aborde un sujet de recherche active où tous ces enjeux sont présents et pèsent encore.

Que cela plaise ou non (aux créationnistes par exemple) notre espèce Homo sapiens fait partie de l’évolution biologique et nous sommes des animaux. Au plan scientifique reposer la question n’a plus de sens.

Mais aussi, que cela plaise ou non à certains évolutionnistes, le propre de notre espèce est, aujourd’hui comme jamais, l’objet de recherches multiples, avec des résultats et des interprétations diverses qui ne sont pas encore intégrées dans un ensemble cohérent et organisé.

Annoncer frontalement la fin du propre de l’homme permet à coup sûr de faire polémique mais permet tout aussi certainement de perdre de vue les constructions théoriques que les projets de réduction de notre espèce à sa biologie et à la “sociobiologie” ont suscité depuis les années 1970. Lorsqu’il “réaffirme(r) une fois de plus que les éthologues n’ont pas inventé leurs observations pour contrarier les philosophes, leur seul objectif étant l’avancée des connaissances” [1] , Pascal Picq “oublie” que c’est sans doute la même volonté de faire avancer les connaissances qui suscite la théorisation “des travaux convergents de la biologie, de la psychologie expérimentale, de la neuro-physiologie et de l’éthologie cognitive” par ces philosophes [2]. Lui-même (re)connait assez la particularité du langage humain pour pouvoir imaginer que les études des linguistes ou des philosophes ne sont pas menées pour contrarier les biologistes ou les paléontologues ! En fait oublier de citer certains travaux ou en renvoyer d’autres à une “définition philosophique de l’homme” sans autre forme de procès, font d’avantage penser à certain épisode de “la guerre des sciences” [3] qu’à une présentation critique mais plus sereine de la situation.

Sur le “front de la recherche” toute question posée peut donner matière à discussion et controverse. Les approches différentes, les résultats qu’elles produisent et les interprétations de ces derniers en sont la matière première. Chaque expérimentation nouvelle y participe. Et sans elle la science n’avancerait pas.

Au plan de la médiation scientifique et, encore une fois, quand il s’agit d’essayer de comprendre la “science en train de se faire”, c’est cette imparable controverse et ses enjeux qu’il est utile de présenter. Faute de quoi on en reste à une pratique de communication, plus proche de la promotion, voire de la propagande, d’un seul point de vue; on en reste à l’oubli ou, pire, à la disqualification des collègues porteurs d’idées et théories différentes.

Examiner les controverses, les hypothèses et les résultats qui animent ce front de recherche c’est, au contraire, repérer les lignes de force qui participent à sa restructuration et sa redéfinition incessante.

Depuis les années 1970 Jan Van Hooff a étudié le rire (et le sourire) et son évolution. Beaucoup voient dans ses études une réfutation du vieil adage selon lequel “le rire est le propre de l’homme” (ce que Van Hooff lui-même ne fait pas exactement lorsqu’il note que “finalement seul le rire humain n’est pas toujours drôle”). Plus généralement sa démarche implique la reconnaissance des émotions chez les non humains et, conformément à l’approche éthologique classique, considère leurs expressions comme des universaux spécifiques (c’est à dire, chez notre espèce, indépendants de la culture). Or une équipe internationale de psychologues et neurobiologistes vient justement de montrer que l’expression faciale de nos émotions varie selon nos cultures [4]. Si le rire n’est pas le propre de l’homme, le propre de l’homme (la culture ?) serait-il présent dans notre rire ? ! Ainsi les résultats modifient l’énoncé même de la question étudiée, …

Et les énoncés candidats à l’étiquetage du propre de l’homme ne manquent pas. Comme on l’a vu plus haut, rire, outil, langage, conscience, théorie de l’esprit, morale, culture, sont disponibles; prêts à “s’entrechoquer” et jouer chacun pour soi, mais aussi prêts à “collaborer”.

Par exemple, voir la “théorie de l’esprit” comme condition à la construction de la morale comme le propose Boris Cyrulnik [5] peut participer à une nouvelle définition du propre de l’homme plus “intégrée” qui permettrait de renoncer à des définitions plus (trop ?) simples, comme le rire, voire même l’outil, considérés isolément ?

Peut-être est-ce un autre exemple de ce type, qui vient d’être publié [6] à propos de la notion de culture ? Chez Homo sapiens le savoir faire des individus s’additionnerait notamment grâce au langage (les auteurs parlent alors de “culture cumulative”) ce qui permettrait à de jeunes enfants de résoudre fréquemment des problèmes là ou des chimpanzés et des singes capucins échouent. Une telle caractéristique (présente dans les techniques puis dans les sciences !) pourrait rendre compte de la divergence entre culture humaine et traditions animales, comme d’autres auteurs le suggèrent déjà [7], et sortir ainsi de plusieurs décennies d’amalgames très clairement abusifs [8]. Même si les auteurs de cette étude n’abordent que les performances des trois espèces confrontées au même dispositif, ils indiquent comment les enfants coopèrent spontanément, notamment en parlant, au cours de l’épreuve.

Ce résultat nous ramène aux compétences comme l’attention conjointe et, naturellement, le langage qui apparait au coeur de la question de l’originalité de notre espèce. Langage qui, tout à la fois, permet la culture (mythes, croyances,…) et désigne l’influence de celle-ci sur nos comportements (de l’alimentation à la gastronomie, du soins des jeunes à la parentalité, …)

C’est dire toute l’importance que revêt, à elle seule, la question de son évolution. Et si nous considérons les modèles sélectionnistes, souvent naïfs, qui nous sont proposés, nous ne pouvons feindre d’ignorer d’autres hypothèses (comme celle de l’origine gestuelle du langage) qui, sans le claironner, sont tout autant évolutionnistes et s’organisent sur des observations concrètes (voir plus haut). Lesquelles permettront, peut-être un jour, de raconter dans les manuels scolaires, à la fois notre ancrage dans l’animalité et notre “anature” ?

Il serait vain de discuter cette perspective plus avant mais il est important de noter qu’elle ne pourra sans doute être envisagée sans les participations, largement à construire, des disciplines allant de la biologie évolutive aux sciences humaines en passant entre autres par la neurobiologie. Comme Michel Morange le souligne dans son livre “La vie, l’évolution et l’histoire”.

A force de discussions, de nouvelles hypothèses, de nouvelles observations et expériences, de nouveaux résultats sont sans cesse produits, qu’il faut bien intégrer et qui changent la donne. Non par compromis, la science n’est pas démocratique [9] , mais par cette forme d’entrainement et de ralliement qu’un fait nouveau, “un évènement de raison” aurait dit Bachelard, opère autour de lui.

La (re)médiation scientifique qu’on peut envisager de tout cela est celle du passage de la communication scientifique, promotionnelle, partielle et partiale, à la description plus complète sur la manière dont fonctionne la recherche, sur ses “luttes”, plus ou moins directes, plus ou moins “directement” scientifiques , sur ses incertitudes comme sur ses “réussites” [10], sur ses prétentions (penser aux annonces déçues) comme sur ses apports réels. Au plan pratique, comme j’essaie de le faire ici, il s’agit d’utiliser les ressources (notes, conférences, projets de recherche, blogs) que les chercheurs, critiques, médiateurs et autres passeurs de sciences d’aujourd’hui, mettent à notre disposition sur le net.

Et la question du “propre de l’homme”, choisie comme exemple et qui, comme toute question “ouverte “, sera discutée aussi longtemps qu’on aura pas compris comment il a émergé ? Darwin a écrit ” Je n’admettrai jamais que l’homme, sous prétexte qu’il y a un abîme entre lui et les animaux, a une origine différente” . Plus de cent ans après, cette origine commune est acceptée de tous. Reste l’abîme. On peut bien sûr le nier, ou l’escamoter en s’appuyant sur un continuisme et un biologisme étroits. Mais on peut aussi l’affronter, quitte à accepter l’idée que la théorie de l’évolution peut être améliorée, quitte à prendre en considération les approches nouvelles de la biologie (théorie des systèmes complexes, auto-organisation, …), ou des sciences humaines (naturalisation de l’esprit) quitte, enfin, à considérer les possibilités d’une inter ou trans disciplinarité entre sciences dures et sciences humaines.

  1. (1) Citation de Pascal Picq reprise par Hervé Ferrière dans son livre “L’homme un singe comme les autres” (2011, Vuibert) pour présenter la polémique de Pascal Picq contre les philosophes. Cette diatribe évitait en fait la controverse scientifique plus sérieuse avec des évolutionnistes de spécialités multiples, philosophes certes, mais aussi linguistes, cognitivistes, éthologistes, psychologues, sur la question de l’évolution humaine.
  2. (2) Voir l’article d’Elisabeth de Fontenay dans “Aux origines de l’homme” (déjà cité) et Joëlle Proust “Comment l’esprit vient aux bêtes”,1997, Gallimard.
  3. (3) On se souvient de “l’affaire Sokal”, initiée par le canular éditorial de Sokal et poursuivie par la publication du livre “Impostures intellectuelles” (1997) de Sokal et Bricmont. Rappelons qu’elle a suscité la réponse collective intitulée “Impostures scientifiques” (1998) dans laquelle on trouve les participations de scientifiques patenté(e)s. Un des enjeux de cette opposition est purement épistémologique et concerne le(s) critère(s) de scientificité que se donne “la Science”. Cette discussion a été marquée par la prédominance des épistémologies de la physique. Les biologistes et évolutionnistes qui abordent la question du “propre de l’homme”, en voulant rester des scientifiques “durs”, sont souvent tentés par un réductionnisme biologisant. Ainsi il n’y a pas si longtemps (1975) un des pères de la sociobiologie, Edward O. Wilson, proposait-il de “retirer, temporairement, l’éthique des mains des philosophes”. Les tenants du monisme “corps-esprit” veulent, quant à eux, esquiver ce réductionnisme sans retourner à un dualisme aujourd’hui délaissé.
  4. (4) Jack et al. Facial expressions of emotions are not culturally universal.
  5. (5) Boris Cyrulniik décrit l’arrivée de la conscience “comme une métamorphose: c’est l’effet papillon, un battement d’ailes neuronal qui nous emporte dans un monde d’intelligence, de représentation et de démence”. Voir son article “De la conscience de soi à la spiritualité” dans “Aux origines de l’humanité” déjà cité.
  6. (6) Les jeunes enfants partagent leurs connaissances contrairement aux chimpanzés. De jeunes enfants qui tentent de trouver la solution d’un jeu collaborent et partagent leurs informations alors que les chimpanzés et les singes capucins ne le font pas pour le même jeu . Ce résultat aide à comprendre pourquoi les êtres humains sont apparemment uniques dans leur capacité à accumuler des connaissances culturelles . Les autres animaux peuvent bien apprendre des autres pourtant la culture humaine est la seule à s’être complexifiée avec le temps. Les chercheurs se demandaient quelles capacités cognitives ou conditions sociales étaient requises pour avoir cette « culture cumulative ». Lewis Dean et ses collègues ont testé diverses hypothèses sur des enfants de 3-4 ans, des chimpanzés et des singes capucins. Ceux-ci avaient affaire à un jeu avec une sorte de boîte qui donnait des récompenses après trois étapes de plus en plus difficiles où il fallait deviner comment manipuler correctement ses compartiments. Les enfants ont nettement mieux réussi à atteindre les dernières étapes. Leur succès était lié à une succession de processus socio-cognitifs dont l’enseignement par des instructions verbales, l’imitation et la prosociabilité (par exemple le partage des récompences). Les chercheurs en concluent que cet ensemble de processus est déterminant pour le développement de la culture cumulative. Texte original ici.
  7. (7) Robert Kurzbahn et H. Clark Barrett commentent en détail le travail précédent dans un article associé .
  8. (8) La notion de culture n’est pas la seule à avoir été ainsi utilisée dans des acceptions très différentes. Par exemple Christine Clavien analyse le sort fait à la notion d’altruisme dans sa thèse ” l’éthique évolutionniste: de l’altruisme biologique à la morale” (fichier pdf , en français, disponible sur son site)
  9. (9) Voir “La science est-elle démocratique ?”, Jean-Marc Levy-Leblond .
  10. (10) “Que diraient les animaux, si on leur posait les bonnes questions ?” de Vintiane Després, La découverte, 2012.

Annexes

• Cultures et Emotions (mai2012)

On disait depuis Darwin que les expressions faciales de nos émotions (joie, surprise, peur, dégoût,…) étaient universelles et transculturelles. Il n’en est rien, nos émotions et leurs expressions sur nos visages diffèrent selon nos cultures révèlent les chercheurs dans un article publié ce mois dans la revue PNAS (Jack et al. Facial expressions of emotions are not culturally universal). Un nouvel élément en faveur de l’idée que nous ne sommes pas vraiment des singes comme les autres !! Nous y reviendrons.

• L’homme (Homo), un singe comme les autres ? (avril 2012)

Cette question peut s’entendre de deux façons: (i) Notre espèce fait-elle partie de l’évolution biologique, au-même titre que les autre singes ? (ii) Notre espèce possède-t-elle des caractères particuliers ? c’est à dire, existe-t-il un “propre de l’homme” ?

La deuxième de ces questions reste ouverte dans la communauté évolutionniste, dans la mesure où ce “propre de l’homme” fait encore débat aujourd’hui. (voir ci-dessous l’instinct entre éthologie et évolution). Nous savons dire d'”où nous venons” mais nous ne sommes pas encore d’accord sur ce que “nous sommes”, sur ce qui fait que nous sommes humains.

Mais des chercheurs y travaillent comme le montrent ces Articles marquants dans le Science du 2 mars 2012

Article n°17 : « Identification of the Social and Cognitive Processes Underlying Human Cumulative Culture » par L.G. Dean et K.N. Laland de l’Université de St. Andrews à St. Andrews, Royaume-Uni ; R.L. Kendal de l’Université de Durham à Durham, Royaume-Uni ; S.J. Schapiro du M. D. Anderson Cancer Center de l’Université du Texas, Bastrop, TX ; B. Thierry de l’Université de Strasbourg à Strasbourg, France.

Les jeunes enfants partagent leurs connaissances contrairement au chimpanzé. De jeunes enfants qui tentent de trouver la solution d’un jeu collaborent et partagent leurs informations alors que les chimpanzés et les singes capucins ne le font pas pour le même jeu indique une nouvelle étude. Ce résultat aide à comprendre pourquoi les êtres humains sont apparemment uniques dans leur capacité à accumuler des connaissances culturelles avec le temps. Les autres animaux peuvent bien apprendre des autres pourtant la culture humaine est la seule à s’être complexifiée avec le temps. Les chercheurs se demandaient quelles capacités cognitives ou conditions sociales étaient requises pour avoir cette « culture cumulative ». Lewis Dean et ses collègues ont testé diverses hypothèses sur des enfants de 3-4 ans, des chimpanzés et des singes capucins. Ceux-ci avaient affaire à un jeu avec une sorte de boîte qui donnait des bonbons après trois étapes de plus en plus difficiles où il fallait deviner comment manipuler correctement ses compartiments. Les enfants ont nettement mieux réussi à atteindre les dernières étapes. Leur succès était lié à une succession de processus socio-cognitifs dont l’enseignement par des instructions verbales, l’imitation et la prosociabilité (par exemple le partage des bonbons). Les chercheurs en concluent que cet ensemble de processus est déterminant pour le développement de la culture cumulative. Robert Kurzban et H. Clark Barrett commentent en détail ce travail dans un article Perspective associé.

Article n°4 : « Origins of Cumulative Culture » par R. Kurzban de l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie, PA ; H.C. Barrett de l’Université de Californie, Los Angeles à Los Angeles, CA.

Une mise en perspective de ces articles est en préparation.