-1- (Re)Présentation ordinaire

Qu’est ce que la culture scientifique ? Faut-il, encore, poser la question ? Chacun sait de quoi il s’agit. Chacun sait que dans la loi d’orientation sur la recherche de juillet 1982, “la diffusion de l’information et de la culture scientifique dans toute la population et notamment parmi les jeunes”, est définie comme une des missions des chercheurs. Chacun sait aussi que les années suivantes ont vu la création des “centres de culture scientifique, technique et industrielle” (CCSTI) et que la “cité des sciences et de l’industrie” a été créée en 1986. Et chacun sait bien, enfin, que la diffusion de la culture scientifique correspond à ce qu’on appelait, hier encore, la vulgarisation scientifique.

Il serait sans doute plus difficile d’en évaluer les effets, car “le partage du savoir” 1 n’est pas sans obstacles: Le “puits sans fond” (Stengers) de la diffusion des connaissances, l’“effet vitrine” produit par la vulgarisation des sciences ou encore l’idéologie missionnaire du vulgarisateur (Roqueplo) sont des écueils bien réels.

Sont-ils, pour autant, fatalement liés à la vulgarisation scientifique ? à la diffusion de la culture scientifique ? Ou bien, et différemment de ce que chacun de nous pense a priori, la culture scientifique peut-elle ne pas se réduire aux seules connaissances scientifiques ? et sa diffusion à la seule vulgarisation ?

-2- “Bachelard et la culture scientifique” 2

On chercherait vainement une aide dans les dictionnaires usuels. La “culture scientifique” y apparait tout au plus comme exemple de locution composée avec le terme culture.

Une des toutes premières juxtapositions des deux termes, désigne d’emblée des pratiques différentes: “Je distingue deux moyens de cultiver les sciences, déclare Diderot, l’un d’augmenter la masse des connaissances par des découvertes; l’autre de rapprocher les découvertes et de les ordonner entre elles, afin que plus d’hommes soient éclairés et que chacun participe selon sa portée à la lumière de son siècle”.

Bachelard semble le premier à utiliser la notion de “culture scientifique” de manière régulière et dans un sens qui n’a pas varié tout au long de son oeuvre. Dès les premières lignes de son livre “le nouvel esprit scientifique” (1934) il écrit: “Tout homme, dans son effort de culture scientifique, s’appuie non pas sur une, mais bien deux métaphysiques et ces deux métaphysiques naturelles et convaincantes, implicites et tenaces, sont contradictoires. Pour leur donner rapidement un nom provisoire, désignons ces deux attitudes philosophiques fondamentales, tranquillement associées dans un esprit scientifique moderne, sous les étiquettes classiques de rationalisme et de réalisme.” Dans “la formation de l’esprit scientifique” (1938) Bachelard analyse en quoi consiste cet effort: “Face au réel ce qu’on croit savoir réellement offusque ce qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. Accéder à la science, c’est spirituellement rajeunir, c’est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé.”

Pour lui cela vaut pour le chercheur: «Il suffit d’observer un jeune expérimentateur, dans son effort pour préciser sans guide une expérience, pour reconnaître que la première expérience exigeante est une expérience qui rate». Ce ratage qu’on essaie d’attribuer à une erreur technique mais qui relève de la « faute intellectuelle », de celles qui éveillent chez nous comme un repentir devant ce que nous aurions du penser plus tôt.

Mais cela est aussi vrai pour l’élève: « Dans l’éducation la notion d’obstacle pédagogique est également méconnue. J’ai souvent été frappé du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres si c’est possible, ne comprennent pas qu’on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux qui ont creusé la psychologie de l’erreur, de l’ignorance et de l’irréflexion…. Les professeurs imaginent que l’esprit commence par une leçon… Ils n’ont pas réfléchi au fait que l’adolescent arrive dans la classe de Physique avec des connaissances empiriques déjà constituées : il s’agit alors, non pas d’acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne » .

Et ceci vaut, enfin, pour “le visiteur (qui) ne doit pas entrer au Palais de la Découverte pour voir. Il doit y venir, y venir souvent, pour comprendre. Le Palais de la Découverte n’est pas un musée pour badauds. On ne s’y promène pas un jour de pluie, pour passer le temps, pour tuer le temps. On vient y travailler. On y vient faire travailler son esprit. On y vient, en comprenant la science dans sa nouveauté, s’y faire un esprit neuf.”3

Bachelard s’intéresse à la démarche objective et il en décrit les caractéristiques et les difficultés pour chacun: flux et reflux entre empirisme et rationalisme, effort du passage de la connaissance sensible à la connaissance rationnelle. L’esprit scientifique présenté comme lutte entre “ce qu’on pourrait croire” et “ce qu’on aurait du penser” parait austère, mais il est surtout vivant, critique et positivement polémique. Cette conception a largement pénétré les didactiques et pédagogies modernes. 4

-3- “(Re)Mettre la science en culture”

C’est aux scientifiques, aux chercheurs puisque ceux-ci ne revendiquent plus le titre de savants, que cet appel de Levy- Leblond s’adresse d’abord. “On leur demande de partager leur savoir, mais sont-ils en mesure de répondre à cette attente ? Lorsqu’un astro-physicien renommé est incapable de reconnaître l’éclat de Jupiter dans la nuit, un biologiste de distinguer un pinson d’une linotte et un physicien nucléaire d’expliquer l’arc en ciel – exemples hélas courants – on peut en douter,” 5

Cette situation suit plusieurs décennies de développement des sciences, durant lesquelles la spécialisation est devenue synonyme de parcellarisation (et non plus d’approfondissement) du savoir. L’apprenti chercheur soumis à la double exigence d’autonomie (ne pas confondre avec solitude) et de production rapide de résultats (ne pas confondre avec résultats originaux) peut-il échapper à une représentation techniciste et positiviste de la science ? Quand la bibliographie des publications scientifiques remonte exceptionnellement à plus de cinq ou dix ans peut-on espérer que leurs auteurs maitrisent la genèse, la compréhension historique, du domaine qu’ils abordent ?

“Un grand nombre d’étudiants en sciences éprouvent un malaise. Ils ont appris des techniques, des équations, des théories, mais ils n’ont pas acquis une vue générale de ce qu’est la pensée scientifique, même dans le domaine qui est le leur.” C’est par ces mots que Lecourt justifie “pourquoi enseigner la philosophie et l’histoire des sciences dans les cursus scientifiques”6 . Son rapport (www.education.gouv.fr) rendu en 2000, dresse le bilan de l’enseignement des sciences dans l’enseignement supérieur et propose sa rénovation. Ce rapport, trop peu connu, a produit quelques effets, dont la création de postes, dits “Lecourt”, d’enseignants d’histoire et philosophie attribués aux UFR qui en avaient perçu l’utilité. Mais ce résultat mis à part, ce n’est guère que dans les écoles doctorales qu’on a senti un frémissement dans le sens d’une “réactivation du concept moderne d’université”, objectif global de la mission Lecourt. En prenant à leur compte le slogan “formation pour et par la recherche” les écoles doctorales ont réactivé le modèle “d’université de recherche” 7.

“Dans ce modèle, précisent Lessard et Bourdoncle, la formation professionnelle n’apparaît pas comme ayant une forte spécificité: elle n’est reconnue que comme lieu d’investissement de la science et de son esprit”. En retour, “la science, comme esprit et comme éthique, est ainsi vue, comme pénétrant et transformant de l’intérieur le monde des professions, y répandant des normes de rigueur, d’objectivité, d’analyse et d’esprit critique. Par ce biais, la science rend possible la remise en question de croyances professionnelles établies, mais en apparence “sans fondement scientifique” ou reposant sur des prémisses discutables, et ouvre à l’évolution et l’innovation professionnelle. Suivant ce point de vue, l’esprit scientifique, parce qu’il est entièrement voué à la recherche de la vérité, selon des procédures reconnues, peut bousculer des orthodoxies professionnelles et être une source d’innovation”.

Possibilités inattendues, et encore largement méconnues, de “l’esprit scientifique” ! Cette conception, lorsqu’elle est assumée, s’impose à contre courant de celle, encore très présente d’une formation universitaire sorbonnarde, érudite mais livresque, plus dogmatique que critique et, en tout état de cause, mal adaptée au monde non académique… Elle constitue un programme possible, comme en attente, pour l’université et la communauté universitaire, enseignants et étudiants, prise dans son ensemble.

4 “Mettre les sciences en démocratie” 8

Dans une discussion (voir note 6) avec Levy-Leblond, Latour ajoute “La question n’est (donc) plus, comment éduquer les masses ?, comment étendre la culture scientifique ?, comment cultiver les chercheurs ? , mais de façon beaucoup plus impérative, urgente, pressante: comment faire pour combiner ce que Callon appelle la recherche confinée et la recherche de plein air ? ” 9

Qu’est-ce que cela signifie ?

L’exposition universelle de Chicago de 1933 avait choisi pour maxime: “La science découvre, l’industrie applique et l’homme suit.” Aujourd’hui, le “camp du progrès” ne pourrait plus adopter un tel slogan et cette petite phrase serait facilement prise pour une provocation du courant “anti-science” !

Nous sommes en effet dans un autre monde: la science et l’industrie ont largement cédé la place à la technoscience, et “l’acceptabilité sociale” des technologies n’est plus ce qu’elle était. Nous ne ferons pas ici l’inventaire des catastrophes, crises, scandales qui expliquent et légitiment ce retournement profond de la société, d’une adhésion béate au progrès technologique, toujours promis, à l’inquiétude profonde pour des lendemains, inéluctables. Si nous sommes entrés dans “une société (certains entendent “économie”) de la connaissance”, les avatars technologiques qu’elle produit, expliquent qu’elle n’entraine plus l’adhésion automatique du public.

Devant cette situation nouvelle et, pour rester simple, proposons que chaque scientifique ait le choix entre deux positions: – La première serait d’ignorer les interrogations du profane, de croire encore au progrès et de poursuivre ses travaux en écartant le principe de précaution et la seconde de considérer qu’en dehors de sa spécialité il n’est lui-même qu’un profane, de réactiver son esprit critique et d’adopter le principe de précaution comme moteur pour ses recherches 10.

Et si les termes de cette alternative ne sont pas aussi tranchés, ni simplement ceux là, allons y voir de plus près. Considérons les lieux où cette alternative est travaillée, précisée, construite: ce sont les “forums hybrides” ou conférences de citoyens, les boutiques de science, les commissions diverses, à la vie plus ou moins éphémère mais dont les travaux sont disponibles (et facilement accessibles sur le web), comme le “conseil scientifique de la culture et de l’information scientifiques et techniques et des musées”, ou encore la “commission française pour le développement durable”, c’est “la fondation pour les sciences citoyennes”, et de manière plus pragmatique les associations (sida, maladies génétiques, …). Bref, tous les lieux où “la science citoyenne est prise au double sens d’un engagement scientifique pour les citoyens et citoyen pour les scientifiques.” 11

-5- Défi(s)ciences 12

Que la science et la technoscience présentent bien des déficiences et méritent bien des critiques n’est guère contestable. Mais celles-ci sont autant de défis à relever. J’ai voulu, ici, aborder les défi(s)ciences de la culture scientifique.

Tout d’abord, pour paraphraser Bachelard, l’idée qu’on s’en fait a priori ne recouvre pas, loin s’en faut, ce qu’on aurait du en penser, en prenant simplement la peine de lire ceux qui y ont travaillé.

Avant même le grand public, la culture scientifique concerne les scientifiques ? Soit ! Mais en quoi consiste-t-elle ?

Le rapport Lecourt et de nombreuses autres contributions pointent les carences de l’enseignement scientifique, celles de la formation des chercheurs. Une des plus importantes consiste en l’absence de profondeur temporelle de l’enseignement et de la pratique scientifique, liée à la méconnaissance d’une “histoire jugée” (différente d’une simple “histoire enregistrée”; voir note 3) qui nous éclaire sur le sens de ce nous faisons, aujourd’hui. De manière plus large, Levy-Leblond s’attache à montrer comment les sciences (prises dans leur acception commune) sont coupées de la culture et notamment des sciences humaines, comment les scientifiques sont souvent ignorants des arts, mais aussi de la philosophie et de l’histoire des sciences.

Comment ne pas voir que toutes ces contributions critiques désignent les défis de la science contemporaine et sont autant d’apports, décisifs, pour une “nouvelle culture scientifique”?

Contrairement à nous, les sociétés savantes anglo-saxonnes ont souvent gardé la bonne habitude d’accepter l’adhésion des amateurs et cela n’est pas sans conséquences sur les relations entre professionnels de la science et grand public (des amateurs se trouvent ainsi associés à des études, de biologie de terrain par exemple). Avec la technoscience c’est l’économie et toute la société qui, dans une sorte d’effet boomerang intervient dans la science et non plus seulement la science qui, à travers ses applications, intervient sur la société. Cette irruption prend toutes les formes: depuis l’intervention de l’économique et du politique jusqu’à celle du public (associations de malades, groupes d’intérêt divers) sur les orientations de la recherche. Les cibles de “la diffusion des connaissances” deviennent ainsi le “tiers secteur scientifique”, à côté de la recherche publique et privée.13

Et cette transformation des rapports entre sciences et société n’auraient pas de conséquences sur la “culture scientifique” ? La seule évocation du développement durable, n’appelle-t-elle pas de nouveaux développements, notamment d’ordre éthique ?

Bien au delà de toute définition, la culture scientifique ne peut-elle désigner ce champ de réflexion et de recherche, actives, dont les bornes englobent aussi bien l’histoire que la philosophie ou, encore, la sociologie des sciences ?

Les quelques citations présentées ici (on aurait pu en choisir beaucoup d’autres) témoignent pourtant de l’engagement des scientifiques, au sens large cette fois, dans … cette découverte de la culture scientifique.

1 Titre d’un ouvrage de Philippe Roqueplo, Seuil 1974, où l’auteur analyse les ambiguités et les limites de toute entreprise de diffusion du savoir. Voir aussi “Savants et ignorants “ de Daniel Raichvarg et Jean Jacques pour une histoire de la vulgarisation des sciences, Seuil 1991.

2 Titre d’un ouvrage de Didier Gil, PUF 1993.

3 “L’actualité de l’histoire des sciences “, conférence publiée avec d’autres inédits sous le titre de “L’engagement rationaliste” par Georges Canguilhem, PUF 1972.

4 Pour exemple, “Une didactique pour les sciences expérimentales” , André Giordan, Belin 1999; ou “Pratiquer l’épistémologie, un manuel d’initiation pour les maîtres et formateurs”, Jean-Claude Verhaeghe et coll., De Boeck 2004.

5 “Une culture sans culture. Réflexions critiques sur la culture scientifique”, Jean- Marc Levy- Leblond, 2002.

6 “A quoi sert la philosophie des sciences, PUF 2003; numéro 41 de “ Rue Descartes”, revue du collège international de philosophie.

7 “Qu’est-ce qu’une formation professionnelle universitaire? Conceptions de l’université et formation professionnelle”, Claude Lessard et Raymond Bourdoncle, Revue française de pédagogie, INRP 2002.

8 Titre d’un article de Christophe Bonneuil et Yves Sintomer (www.sciencescitoyennes.org); “Comment faire entrer les sciences en démocratie” est aussi le sous titre de “Politiques de la nature” de Bruno Latour , La Découverte 1999.

9 Pour aller vite, recherche confinée = chercheurs de laboratoire et recherche de plein air = profanes, citoyens-usagers; voir “Agir dans un monde incertain”, Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Seuil 2001.

10 Pour la question de l’engagement des chercheurs voir aussi “les chercheurs font l’autruche”, Libération du 3 septembre 2004.

11 “Engager les OGM dans une innovation démocratique et scientifique”, Sébastien Denys.

12 “La pierre de touche” , Jean-Marc Levy -Leblond, Gallimard 1996.

13 Pour la notion de tiers secteur scientifique voir www.sciencescitoyennes.org